lundi 7 avril 2014

Alexis Guegan, L’officier de fantaisie – une culture de la provocation au XIXe siècle





L’expression « officier de fantaisie » est aujourd’hui tombée en désuétude. Elle remonte à l’Ancien Régime. Ainsi appelait-on les officiers d’origine aristocratique qui, faisant fi des règles de la bienséance militaire, au cantonnement comme sur le champ de bataille, exprimaient leur personnalité et leur art de vivre par des excentricités de tenue ou des bizarreries de comportement que redoutait la hiérarchie mais qui suscitaient la reconnaissance de leurs pairs et l’admiration de leurs soldats.
Écrit d’une plume alerte et non dénuée d’humour, l’auteur ne cherche nullement l’exhaustivité. Ce livre constitue en premier lieu un ouvrage personnel destiné à restituer de la façon la plus précise et honnête qui soit l’âme et l’esprit que partagèrent jusqu’à une époque récente des hommes d’armes d’une trempe particulière.
S’appuyant sur des récits, des témoignages écrits ou des textes extraits de la littérature, Alexis Guegan marque les évolutions successives de ce phénomène tout au long du XIXe siècle ainsi que ses multiples interactions avec son environnement extérieur. Au fil des pages, il fait brillamment émerger ce mélange d’élégance, de courage, de panache et d’absurdité qui constituait la culture de ces officiers provocateurs.

L’officier de fantaisie ou le dandy militaire, un article par Alexis GUEGAN

On cite souvent les salons de Juliette Adam et de la princesse Mathilde sans être jamais surpris par le nombre d’uniformes présents ; on y voit parader Eugène Sue, Arsène Houssaye ou Victor Hugo quand on renverse par erreur le verre du marquis de Galliffet, général français, élégant lion taillé impeccablement dans ses costumes. On croise à la sortie de célèbres cabarets ou théâtres parisiens quelques fameux dandies : Boniface de Castellane le premier, sans se douter un seul instant que son grand-père est un maréchal de France au caractère particulier et fantasque. On est rarement accepté dans les très élitistes clubs de la capitale. Pour un peu on rêverait de décrypter les codes du Jockey-club en ignorant que des militaires sont à l’origine de la création de ce lieu aristocratique. Au XIXe siècle, l’officier français fréquente le monde et les gens qui le peuplent. Loin de nous l’image d’Epinal qui consiste à croire le militaire enfermé à la caserne dans une vie de servitudes. À Paris, dans le faubourg Saint-Germain il rencontre le fashionable, le gandin, l’élégant. À Londres, près de Jermyn Street, il aperçoit George « Beau » Brummell chez son tailleur avant de rejoindre Almack’s pour sa cuisine raffinée. L’officier brille en société, au club ou au café, il se confond, il devient à la mode, on l’écoute attentivement conter ses guerres, on plaisante sur sa moustache frisée, qu’elle soit à petites pointes, française ou en croc, on tressaille devant ses cicatrices ramenées de Crimée ou du Mexique, l’officier n’envie pas les dandies puisqu’il est dandy. Mais il est ce dandy paradoxal qui s’ignore. Le maréchal Bosquet, surnommé Bosquet-Pacha pour la taille et le luxe de ses campements, est-il un dandy ? Le lieutenant colonel Du Pin à qui « on serait satisfait de faire son éloge s’il ne s’acquittait aussi bien de le faire lui-même » est-il un dandy ? Le général anglais Sir Hope Grant, qui ne se séparait jamais de son violon en campagne, est-il également un dandy ? En somme, l’officier peut-il être un dandy ?



Avec 1815, le siècle qui s’ouvre est le triomphe d’un culte lié à l’expression personnelle. Le romantisme, en ce début de siècle, sacralise la profession militaire. Le libre cours donné à l’imagination et aux sensibilités individuelles traduit ce désir d’évasion et de rêve de toute une génération d’hommes. Les officiers ne sont pas épargnés par la déferlante des émotions nouvelles du romantisme. La guerre devient belle, merveilleuse et sainte. Dès lors l’officier écrivain ne raconte pas les faits de guerre, il les ressent puis nous les transmet. Ses impressions font l’objet de récits et chroniques de la vie militaire à l’instar de Paul de Molènes ; elles se transforment en poésie maladive émanant du tout jeune sous-lieutenant Alfred de Vigny ou encore en belles réparties, escarmouches amoureuses et hauts faits glorieux de boudoir transmis par les bottins mondains et autres revues légères de l’époque. À vrai dire, les premières réunions d’officiers ont lieu à Paris dans la lignée des cercles aristocratiques militaires anglais qui abondent à Londres. Ils permettent un rassemblement d’idées et représentent souvent des foyers d’opposition au pouvoir en place. Les salons de la Troisième République permettent à l’armée de rayonner révélant la prestance de ses officiers et l’élégance de ses mœurs aux plus hautes sphères étatiques. L’art de la guerre en société est en définitive un art de la conversation qui ne manque pas cependant de terminer avec quelques coups d’épée à Vincennes. Les jeunes officiers fougueux ont un esprit d’indépendance et d’insubordination. Ils cultivent toujours un sens aigu de l’honneur et de la provocation. La prégnance de la guerre dans la société française depuis 1789 brutalise les foules et remet le « point d’honneur » au goût du jour. Aux meilleurs d’entre eux d’échapper à la mort, de laver un affront et de remettre sa vie entre les mains du destin. Ainsi, jusqu’en 1914, la profession militaire n’est pas exempte d’ironie, de comique et de bouffonnerie. L’officier bouscule les conventions sociales et hiérarchiques afin de mieux exprimer sa singularité par des attitudes fantasques et déplacées. C’est là tout le problème : inverser l’ordre militaire, subvertir sans jamais fragiliser l’institution militaire. C’est ainsi le paradoxe de ces grands noms militaires et toute la difficulté de la remise en cause des valeurs au profit d’autres, plus fantaisistes, plus festives mais certainement pas moins guerrières.




                                                                                         A.GUEGAN / Mars 2014














vendredi 28 mars 2014

The Charge of the Light Brigade by Lord Tennyson (Suggestion de Natalie Varnier)

1.
Half a league, half a league,
 Half a league onward,
All in the valley of Death
 Rode the six hundred.
"Forward, the Light Brigade!
"Charge for the guns!" he said:
Into the valley of Death
 Rode the six hundred.

2.
"Forward, the Light Brigade!"
Was there a man dismay'd?
Not tho' the soldier knew
 Someone had blunder'd:
Theirs not to make reply,
Theirs not to reason why,
Theirs but to do and die:
Into the valley of Death
 Rode the six hundred.

3.
Cannon to right of them,
Cannon to left of them,
Cannon in front of them
 Volley'd and thunder'd;
Storm'd at with shot and shell,
Boldly they rode and well,
Into the jaws of Death,
Into the mouth of Hell
 Rode the six hundred.

4.
Flash'd all their sabres bare,
Flash'd as they turn'd in air,
Sabring the gunners there,
Charging an army, while
 All the world wonder'd:
Plunged in the battery-smoke
Right thro' the line they broke;
Cossack and Russian
Reel'd from the sabre stroke
 Shatter'd and sunder'd.
Then they rode back, but not
 Not the six hundred.

5.
Cannon to right of them,
Cannon to left of them,
Cannon behind them
 Volley'd and thunder'd;
Storm'd at with shot and shell,
While horse and hero fell,
They that had fought so well
Came thro' the jaws of Death
Back from the mouth of Hell,
All that was left of them,
 Left of six hundred.

6.
When can their glory fade?
O the wild charge they made!
 All the world wondered.
Honor the charge they made,
Honor the Light Brigade,



 Noble six hundred.

Charles Péguy, Eve



Heureux ceux qui sont morts pour la terre charnelle,
Mais pourvu que ce fût dans une juste guerre.
Heureux ceux qui sont morts pour quatre coins de terre.
Heureux ceux qui sont morts d'une mort solennelle.

Heureux ceux qui sont morts dans les grandes batailles,
Couchés dessus le sol à la face de Dieu.
Heureux ceux qui sont morts sur un dernier haut lieu,
Parmi tout l'appareil des grandes funérailles.

Heureux ceux qui sont morts pour des cités charnelles.
Car elles sont le corps de la cité de Dieu.
Heureux ceux qui sont morts pour leur âtre et leur feu,
Et les pauvres honneurs des maisons paternelles.

Car elles sont l'image et le commencement
Et le corps et l'essai de la maison de Dieu.
Heureux ceux qui sont morts dans cet embrassement,
Dans l'étreinte d'honneur et le terrestre aveu.

Car cet aveu d'honneur est le commencement
Et le premier essai d'un éternel aveu.
Heureux ceux qui sont morts dans cet écrasement,
Dans l'accomplissement de ce terrestre voeu.

Car ce voeu de la terre est le commencement
Et le premier essai d'une fidélité.
Heureux ceux qui sont morts dans ce couronnement
Et cette obéissance et cette humilité.

Heureux ceux qui sont morts, car ils sont retournés
Dans la première argile et la première terre.
Heureux ceux qui sont morts dans une juste guerre.
Heureux les épis murs et les blés moissonnés.


mardi 25 mars 2014

Le Cid, François-René de Chateaubriand


Prêt à partir pour la rive africaine,
Le Cid armé, tout brillant de valeur,
Sur la guitare, aux pieds de sa Chimène,
Chantait ces vers que lui dictait l’honneur :

Chimène a dit : Va combattre le Maure ;
De ce combat surtout reviens vainqueur.
Oui, je croirai que Rodrigue m’adore,
S’il fait céder son amour à l’honneur.

- Donnez, donnez et mon casque et ma lance !
Je veux montrer que Rodrigue a du coeur :
Dans les combats signalant sa vaillance,
Son cri sera pour sa dame et l’honneur.

Maure vanté par ta galanterie,
De tes accents mon noble chant vainqueur
D’Espagne un jour deviendra la folie,
Car il peindra l’amour avec l’honneur.

Dans le vallon de notre Andalousie,
Les vieux chrétiens conteront ma valeur :
Il préféra, diront-ils, à la vie
Son Dieu, son roi, sa Chimène et l’honneur.

François-René de Chateaubriand, Poésies diverses

mercredi 19 mars 2014

"La fantaisie de l'officier" par Mr Thomas Flichy, professeur d'histoire aux écoles de Saint-Cyr Coëtquidan.


"La révolution militaire qui bouleverse la marche de la guerre entre les XVIe et XVIIIe siècle, se heurte à un certain nombre de résistances dont la moindre n’est certainement pas l’esprit de fantaisie aristocratique du corps des officiers. N’hésitant pas à déplacer leurs troupes de théâtre, où leurs ménageries de singes sur le champ de bataille, certains officiers continuent à concevoir la guerre comme un véritable art. Au combat, leur fantaisie se développe au contact de la mort. Sensibles, galants, spirituels, insolents et fantasques, ces capricieux s’imposent avec violence au plus fort des dangers. À la différence des exécutants ternes et scrupuleux qu’ils côtoient, leur intuition et leur bizarrerie leur assurent en effet l’adhésion indéfectible de la troupe. La menace que ces créatifs fait peser sur l’administration militaire est toutefois telle que celle-ci met tout en œuvre pour les brider. 
À partir du XIXe siècle, les militaires les plus atypiques sont pointés du doigt sous le nom d’officiers de fantaisie . C’est alors que s’accélère le déclin d’une bizarrerie aristocratique intimement liée à la transgression."

samedi 15 mars 2014

Mon père, ce héros au sourire si doux...


Après la bataille



Mon père, ce héros au sourire si doux,

Suivi d’un seul housard qu’il aimait entre tous
Pour sa grande bravoure et pour sa haute taille,
Parcourait à cheval, le soir d’une bataille,
Le champ couvert de morts sur qui tombait la nuit.
Il lui sembla dans l’ombre entendre un faible bruit.
C’était un Espagnol de l’armée en déroute
Qui se traînait sanglant sur le bord de la route,
Râlant, brisé, livide, et mort plus qu’à moitié.
Et qui disait: ” A boire! à boire par pitié ! ”
Mon père, ému, tendit à son housard fidèle
Une gourde de rhum qui pendait à sa selle,
Et dit: “Tiens, donne à boire à ce pauvre blessé. ”
Tout à coup, au moment où le housard baissé
Se penchait vers lui, l’homme, une espèce de maure,
Saisit un pistolet qu’il étreignait encore,
Et vise au front mon père en criant: “Caramba! ”
Le coup passa si près que le chapeau tomba
Et que le cheval fit un écart en arrière.
“Donne-lui tout de même à boire”, dit mon père.

Victor Hugo

vendredi 14 mars 2014

Monuments Men


Avant d'étudier ensemble l'Art en guerre (poètes engagés comme Aragon ou poètes qui délaissent la plume pour la Résistance comme Char), une introduction ludique à l'Art dans la guerre  avec (le très mitigé) Monuments Men qui a au moins le mérite d'être tiré de l'histoire réel de ces soldats américains chargés de "récupérer les œuvres d'art volées" par les Nazis.

http://www.youtube.com/watch?v=kQYLRIcwl0g

Le Régiment de la Calotte historique

Du Comte De Torsac,
Colonel du Régiment de la Calotte,

« De suffisance & de sottise humaine
Si la durée est à jamais certaine;
Ci-gît TORSAC, le digne Colonel
D'un Régiment fait pour être immortel. »1

Lorsque les sources sont avares de renseignements, il faut bien convenir que l’anecdote est chose aisée pour expliquer tel ou tel fait. Ainsi en est-il du récit de la fondation de cette société de nobles rieurs, tous hurluberlus et savants voyageurs aériens, selon que l’on se place, si tant est qu’une police puisse un jour exercer celle du ridicule. Voici donc une sorte d’histoire très abrégée mais ô combien source d’inspiration pour qui voudra bien la lire, et pour ceux dont la verve d’esprit et la fantaisie ornent le front. Hommage à la satire, à la saine déraison, à l’extravagance, hommage à l’esprit quelque peu décalé d’une aristocratie s’affirmant comme gardienne des rituels et savoirs du rire ainsi qu’un rempart contre la décadence et la vulgarité, voici

Le régiment de la Calotte

Un jour de 1702, au sortir d’une réunion entre « honnestes gens », parmi lesquels Philippe Emmanuel de La Place, comte de Torsac et Colonel des Carabiniers, Étienne Isidore Théophile Aymon, Porte-manteau du Roy et le Sieur de Saint-Martin, Mousquetaire, ainsi que plusieurs autres officiers, tous beaux esprits de la cour, il fut une plaisante boutade destinée à un l’un d’eux souffrant d’une atroce migraine : « Pour que l’on ne souffre plus de vos spasmes et afin de soulager votre chef, veuillez s’il vous plaît placer au-dessus de votre crâne une calotte de plomb. Elle vous rendra mine fière et pas plus léger ! »
Que l’on ne se méprenne point, la digne assemblée en décidant d’apposer imaginairement une chape de plomb sur la tête de l’extravagant, symbole et révélateur de douce folie ainsi que remède contre l’esprit qui s’évapore, s’arroge le noble droit de se faire dénonciatrice d’une société décadente où renouveau de la culture nobiliaire rimerait avec un retour du « beau rire », de cette saine déraison aristocratique aux contours épurés, aux rituels et savoirs renouvelés. La chose est alors entendue : une personne ayant souillé les règles de la bienséance ou de la politesse lors d’un repas ou dans une compagnie des plus élégante, et provenant ou non d’une condition particulière, se voyait remettre ce qui pourrait s’apparenter à une Lettre Patente (cet acte législatif, ce texte par lequel le roi rend public et opposable à tous un droit, un état, un statut ou un privilège), un Brevet signé et scellé du sceau de la Calotte qui faisait acte d’enrôlement dans le Régiment.
Ce badinage raffiné et poli devînt donc très utile pour la correction des mœurs, chacun observant en tous lieux une saine bienséance, mais pour former aussi la jeunesse à la politesse et à la modestie.
« Le degré de politesse et de lumière auquel les Français étaient parvenus, joint au goût dominant de cette nation pour les nouveautés, demandait quelque chose qui ne ressemblât à rien de tout ce qui avait paru de grossier et de dégoûtant. Quel heureux moment ! Quelle favorable conjoncture pour la création du Régiment de la calotte ! »2

I/ Réaction culturelle
A/ Aristocrates militaires
"Issu de la brillante troupe des mousquetaires du roi, Aimon a toujours combattu pour la gloire des armes, celle qui a paru la plus brillante. Il acquit, en ces duels particuliers qu'il eut de si grand nombre, la réputation de meilleure épée de son temps"3
Les éclats badins et drolatiques qui ne font à eux seuls qu’un particularisme de plus dans les sociétés intellectuelles déjà existantes ne suffisent pas à expliquer l’engouement qui se mit à frapper certains autres esprits. Ce rire n’est pas seulement le fait des caprices invétérés d’une classe intellectuelle avide de divertissement, mais bien la somme de pensées aristocrates et militaires. Ce reflet idéologique se meut bien distinctement parmi la masse grouillante des courtisans et des petits hommes de lettres. En effet, c’est par l’application d’une stricte hiérarchie et de règles propres que chacun doit œuvrer à la gloire, non seulement des armes du royaume de France, mais à celles de l’aristocratie. Car tirer son épée de belle façon ne s’accompagne que de la promptitude à deviser, rire, et écrire. De Torsac semble ainsi ne pas avoir été avare de bravoure lorsque l’occasion s’en présentait « alliant de la plus irrésistible manière bravoure et comique », notamment lors du fameux siège de Douai.
Cette fonction militaire est établie dès la fondation puisque Isidore Aymon (Aimon ou Aymond), élu « généralissime » de la société en 1702, illustre porte-manteau du roi (cet emploi de haute domesticité), issu de l’aristocratie dauphinoise, Emmanuel, comte de Torsac, colonel des Carabiniers, « fort chatouilleux sur sa noble délicatesse », et le sieur de Saint-Martin, capitaine des Mousquetaires fondent et instaurent les lois dudit régiment.
Louis XIV ayant été informé de la création de cette plaisante milice, demanda un jour au sieur Aymon s'il ne ferait jamais défiler son régiment devant lui : « Sire, répondit le général des Calottins, il ne se trouverait personne pour le voir passer ! »
Les frasques gloutonnes et littéraires de ces différents personnages, relatées dans de joyeuses chroniques, font état de l’existence des officiers calottins. Il ne m’est ici permis de n’en dresser qu’une liste assez restreinte, car comme énoncé plus haut, les sources sont parfois assez avares de renseignements. En effet, d’autres illustres inconnus, mus eux-aussi par un haut honneur militaire et nobiliaire, en furent à n’en point douter les dignes représentants.
Jean de Baradat, Armand de Caumia-Baillenx, Pierre de Camou-Lagarde, Jacques de Terride, Armand de Mont-Réal, Alexis de Haraneder, tous membres de l’une des deux compagnies de Mousquetaires du Roi et placés sous la protection de leurs capitaines Jean de Garde d’Agoult jusqu’en 1716, Joseph de Montesquiou jusqu’en 1729, Louis de Bannes jusqu’en 1736, puis Jean de Montboissier –Canillac.

B/ Cérémonie, règlements
Il n’est ici pas encore question de faire allusion aux intellectuels qui donnèrent à la Calotte ses lettres de noblesse. Néanmoins, il faut pour expliquer certaines pratiques et règlements en dessiner grossièrement les contours :
Le régiment de la Calotte produit un important corpus de brevets, de brochures et de comédies satiriques afin de créer une machine propre à intervenir sur la scène littéraire, moyen incontournable pour appliquer cette réforme des mœurs chère à ses fondateurs. Il fallut donc déterminer des rites propres où le rire deviendrait une pratique collective organisée en cérémonies précises. Il est ici question de l’identité profonde et de la sociabilité du Régiment parmi la foule choisie des fantaisistes.
Le manquement aux bienséances, au bon goût, à la logique et au bon sens, soit dans les paroles, soit dans les actions, se payait cher : les membres de la société de la Calotte envoyaient des brevets à tous ceux qu'ils croyaient dignes d'être enrôlés dans leur régiment. Aucun grade, aucune dignité, nulle position élevée n'était à l'abri des brevets satiriques de ces joyeux critiques. La tenue de « conseil », disposant de la liberté nécessaire pour délibérer, se clôturaient par la désignation de plusieurs lauréats. Ainsi, le Maréchal de Villars reçut un brevet pour avoir passé le Rhin audacieusement, le contrôleur général John Law pour avoir ruiné la France à l’aide de « brillants systèmes financiers », Monsieur d’Argenson, Garde des Sceaux, le Prince Eugène de Savoie. La cour bien-entendu frémissait de ne pas être en reste, chacun se sachant sous le regard amusé du Régiment.
En effet, Malheur au digne sujet qui n’honorerait pas l’invitation à se présenter au plus vite devant le conseil calottin. Héritée du caractère militaire qui fut la source de la création du Régiment, une milice calottine, les « dragons », avait alors l’amusante et cruelle tâche d’aller lire le brevet satirique, jouer cette « Sarabande » sous les fenêtres d’un adversaire retranché farouchement derrière ses prétentions et son mépris. Ainsi, longtemps menés par Saint-Martin, que nous connaissons, ils s’en allaient à travers les rues avec force de voix et de hurlements, grimés, maquillés aux couleurs du Régiment de la Calotte, afin d’attirer l’attention des spectateurs et autres badauds. L’incroyable charivari, patronné par le « dieu Pet » apparaît comme un aboutissement plus violent, un trait directement lancé à la face du récalcitrant.


"Cui ridere regnare erat" 4
("c'est régner que de savoir rire").
Ce monde calotin, pour autant qu’il ne soit pas dénué d’un certain sens de l’autodérision , ne pourrais se passer de ce que l’on pourrait nommer les « cérémonies du rire », ces assemblées, ces discours publics, mais surtout ces véritables mises en scène que sont les banquets et autres réceptions.
"Au Sénat, pinte de vin est nécessaire
Pour traiter une grande affaire
Quand tout le monde en avait bu
C'est icy le coup de partance..."5

Le Régiment se transforme alors en société bachique. Il convient ici pour illustrer le propos de faire état d’un certain repas qui marquât les esprits sous la Régence : en mars 1718, l’abbé de Margon, Plantavit de la Pause, personnage excentrique, original et frondeur, un des principaux poètes calotins, consacre une forte somme pour rassembler tout ce que la marotte clique contient de beaux personnages afin d’organiser un repas pantagruélique.
Au-delà de certaines fameuses intronisations, qui voyaient d’illustres personnages appelés à « siéger au conseil de Momus », la tenue de cérémonies confère à l’Assemblée un caractère communautaire et rituel.
Regard sur une cérémonie :
Au palais de Momus, sous la gouverne d’un rayon de lune et la lumière circulaire des flambeaux, au-devant de plusieurs rangées de tables disposées en son centre, une ceinture de banquettes ferme la place et déroule devant nos yeux le théâtre de la mascarade :
A notre droite s’élève l’estrade du tribunal de Momus tandis qu’à notre gauche, fièrement dans un coin se dresse la tribune aux harangues. Ici trône le royal siège de Saint-Martin, protecteur trublion, et malaisé de ne pas encore pouvoir rendre au généralissime les honneurs dus à son rang.
Chacun a pris place sur les banquettes et n’attend plus que l’arrivée des poètes Roy et Piron, l’un greffier de la Calotte et l’autre célèbre orateur.
Les premiers à investir le lieu sont les étendards et guidons du Régiment, troupe colorée qui s’immobilise devant le pourtour des banquettes. Une porte s’ouvre et se referme, les visages se tournent, le général entre dans la place tandis que l’assemblée se lève. De Torsac s’avance tenant la marotte en main, fièrement coiffé de la Calotte et s’installe pesamment sur le trône de Saint-Martin. Suivent les deux poètes qui viennent prendre place sur l’estrade de la tribune aux harangues. Le poète Roy ouvre les réjouissances en lisant lentement les statuts du corps. Les cuivres, fifres et tambours de la fanfare ferment ce premier discours puis s’ébranlent au milieu de la salle. De Torsac se lève, les étendards se forment en procession et défilent devant les illustres spectateurs. Une fois que la chose est faite, le poète Piron se lance dans une superbe déclamation en vers, harangue toute la troupe en faisant l’éloge du généralissime. Après le simulacre d’un couronnement burlesque, le généralissime emmène derrière lui toute l’assemblée, sous les tourbillons de la musique et guidés par la marotte. Le « palais de Momus » devient alors le théâtre d’un beau charivari.
Après ce grand remue-ménage, tout le monde s’installe à sa place pour admirer la cérémonie d’intronisation du nouveau candidat à la Calotte. Il entre, tout ferré de rubans et de cordelettes, coiffé d’un bonnet à grelots afin de répondre devant le trône de Saint-Martin de ses faits, brillamment exposés par les brevets du poète Piron. S’ouvre donc le scrutin, ou chacun a le loisir de piocher dans une cuve une balle blanche ou noire, selon que le candidat soit en mesure ou non d’accéder à la « marotte clique ». L’apparition d’une balle noire déclenche l’ire du généralissime et déclenche une séance de joyeuse torture intellectuelle appelé le « rire noir », séance de véritable interrogatoire où le récalcitrant est assailli de questions concernant l’existence du régiment. La balle blanche signifie que le candidat est à même de remplir ses devoirs au sein de l’institution et déclence le « rire blanc ». Enfin, alors que les tables s’ornent de différents mets de bouche ainsi que d’une incroyable profusion de rafraîchissements, la salle se lève afin de réciter en latin le « décalogue de la Calotte », « l’Hexalogue des calottins » puis les lois de l’institution, la « Jurisprudentia Calottinorum ».


II/ Rayonnement et influences
A/ La littérature
« Ces poèmes étaient assaisonnés d'un sel délicat, sans mélange d'aucun fiel dont la violente amertume pût en corrompre le goût et le rendre insupportable. Le Régiment traita donc ces matières qui ne sont bagatelles qu'en apparence avec tant de noblesse et d'agrément qu'elles devinrent l'amusement de toute la cour qui ne retentissait alors d'autre chose. Il en voulait aux vices dont il fut l'exterminateur. »6
La question littéraire ne saurait se limiter à d’aimables flux de bouches, dispensés à souhait à la face des rieurs ou à celui des quidams de la cour. Certes les heureuses et saines velléités des beaux esprits sont les armes ultimes du Régiment, champions tour à tour des armes du royaume ainsi que de la survivance d’une aristocratie éclairée contre les vents et les marées de la décadence et de la vulgarité. Mais on connait le vieil adage qui veut que les écrits restent pendant que les paroles s’effacent. La diffusion des lettres Patentes cache en fait un véritable monde intellectuel et souterrain, volontairement dans l’ombre car incompris et soumis au diktat de la littérature populaire. Le combat de la Calotte contre ces maux passe en effet par non seulement la diffusion d’écrits en tous genres, petits opéras, pamphlets et dictionnaires, mais aussi par le fait que Versailles soit un glorieux vivier de candidats potentiels. Ces écrits de la Calotte furent connus et lus par le roi lui-même, qui en fut pour le moins curieux. Des grands du royaume étaient de la partie et la marotte clique était connue de tous. Cela fut très certainement pris comme un jeu, qui ne plût néanmoins pas à certains, nous l’avons vu. Ces « récalcitrants » sont certes à la source de l’intervention des « dragons », mais nourrissent aussi la verve fantaisiste de l’illustre clique. C’est l’alliance entre une société nobiliaire et une société de lettrés qui est sans nul doute la condition première du rire calottin. Ces auteurs s’identifient de plus en plus au long du 18ème siècle en se retrouvant régulièrement dans les cafés proches de l’Opéra-comique afin de produire leurs écrits.
Réunis sous l’appellation des « rats calottins », ils se définissent bien volontiers comme vivant sous les hospices de la folie, se réclamant donc d’une forme autre mais supérieure de sagesse, d’honnêteté, de civilité, d’érudition et de bagatelle.
Ainsi, des auteurs comme Pierre Guyot-Desfontaines (« Lettres sur l’histoire des rats »), Bosc du Bouchet ("La journée calottine"), le fameux Louis Fuzelier ("Momus fabuliste"), Alexis Piron ("L'origine des puces"), Gacon ("Discours satyrique")... produisent des pièces à succès sur la scène de l'Opéra-Comique, mais s'amusent à étaler leurs aimables pitreries afin de contribuer au combat pour le redressement des mœurs. La centaine d'ouvrages satiriques qui émane de leur caboche forgent une sorte de véritable contre-modèle de l'Académie française, chose instituée par ce "Dictionnaire néologique à l'usage des beaux esprits", sous la direction de l'abbé Desfontaines.
Il est entendu et non moins vrai que tout ce qu’entreprend la Calotte n’est fait que dans le but de débusquer le vulgaire, s’attirer les foudres des ignares, vanter un mérite qui n’est loué que trop peu, et attirer les regards d’une aristocratie qui serait frappée dans sa conscience, mais il est aussi certain que la « clique des nobles rieurs » dérange.
Même la présence parmi elle du comte de Maurepas, célèbre ministre du Régent puis de louis XV ne suffit pas à rehausser la mauvaise réputation de ces satiristes.

B/ Déclin et disparition :
En se targuant d’être devenus les ambassadeurs du bon rire, mais aussi de la saine critique et du bel esprit, les calottins deviennent eux-mêmes les fossoyeurs de la Calotte. En effet, rire de tout est agréable lorsque le verbe est lumineux, et rire de soi-même apparaît comme une preuve de certaine intelligence. Alors il en va de ces rires comme des boulets de papiers lancés à la face de la belle société, tout comme ils sont tirés joyeusement au nez du Roi, de ses maîtresses, de la cour, de l’absolutisme et de ses déviances et là où on l’attendait, à l’encontre des chefs même de la Calotte.
La cadre du début de la Régence, peu après la mort de Louis XIV, voit les textes s’orienter vers une sorte de revendication nobiliaire anti-absolutiste, dont de Torsac fera les frais. En effet, accusé de n’avoir pas respecté les « lois fondamentales de la Calotte », Aimon et Saint-Martin, co-fondateurs du Régiment, retiennent contre le généralissime « 333 chefs d’accusations » qui permettent de le déposer. Ces ambassadeurs de Momus convoqueront les « Etats Généraux de la Calotte », ouvert au « Champs de Mars » au printemps 1716, réunissant les représentants de toutes les provinces « sub-lunaires ». Après sept jours de débats, conversations, jugements et autres dîners, il est convenu par chacun que le vieux généralissime sera nommé « Ambassadeur de la Porte ottomane », manière de renvoyer ironiquement l’usurpateur à ses démons, ceux du despotisme oriental.
Il convient de rappeler que cette impertinence à se moquer qui sied à cette liberté joviale inhérente au caractère français, permet d’honorer de ses Brevets, certes le roi nous l’avons vu, mais aussi la reine, les Princes de sang, les archevêques et les ministres. Il apparaît plus clair que la Lune reste un adversaire du Soleil…
Malgré ces signes de décadence interne, la Calotte en 1731, à la mort d’Aimon, voit le roi Louis XV en personne intervenir dans l’élection du troisième généralissime du Régiment. Mais la prière au roi ci-dessous ressemble à ces espoirs que le mourant dépose aux pieds de Dieu, à l’heure de la disparition.
« Apportons avec révérence
Aux pieds de Votre Majesté,
les cœurs les plus soumis de France.
Pour l'honneur du trône français
Supplions votre Majesté
De maintenir, par équité,
Notre ordre en tous ses droits d'aubaine. »
7
Le contexte de crise politique et des importantes tensions littéraires ne suffisent pas à expliquer le déclin puis la disparition corps et bien de l’institution calottine. En effet, à partir de 1748 les poètes calottins ont la maladresse de s’en prendre à la marquise de Pompadour, illustre favorite et maîtresse du roi (« les poissonades »). Ainsi, de Brevets en Brevets ils dénoncent les origines roturières de cette Antoinette Poisson, anoblie par son mariage avec Lenormand d’Etioles. L’attaque calottine est justifiée mais la proie est de trop forte taille. Alliée d’illustres tragédiens ennemis de la Calotte, dont Crébillon et Voltaire, le roi n’entend pas laisser passer des textes qui s’illustrent par une satire des plus violente.
« Ces parodies satiriques ont été défendues à Paris pendant plusieurs années. Faut-il qu’on les renouvelle pour moi sous les yeux de votre Majesté. Elle ne souffre pas la médisance dans son Cabinet, l’autorisera-t-elle devant toute la cour ? »8
Cette véritable guerre qu’est l’affaire des coteries versaillaises verra le plus fervent et plus sûr soutient du Régiment, Maurepas, disparaître dans la bataille. Le jeu des alliances, si précieux pour la Calotte, se retourne contre elle et ne laisse que peu de chance à ses illustres représentants. Cette conjoncture politico-littéraire décide donc du sort de la Calotte et plonge ses auteurs dans une sorte de léthargie et de silence ("L'on craignait même que la nation n'eût perdu son caractère et les lettres leur bel esprit" Baron Grimm).
En 1752 paraît ce qui semble être l’ultime texte calottin connu, le « carillonnement général de la Calotte », par le vieux généralissime Saint-Martin. Ce petit opéra comique est assez proche de ce qu’a produit le poète Roy en compagnie du compositeur André Cardinal Destouches, le « Ballet des Eléments ».
La Folie décide que plus un personnage n’a le mérite nécessaire pour siéger au conseil de Momus. On a beau chercher et fouiller dans les recoins du royaume, pas un ne semble prétendre à l’illustre assemblée. Pourtant, tout droit sorti des vaporeuses et superbes provinces lunaires, un Chevalier comique, noble esprit et de farouche et fervente aristocratie, admirateur de l’auteur Cyrano de Bergerac, y est longtemps attendu. Symbole d’une noblesse d’âme qui ne se peut disparaître et qui œuvre toujours à la défense de l’esprit français contre les assauts de la médiocrité, de la vulgarité et de la décadence, il ne viendra jamais.

Ainsi disparait la Calotte, ainsi ont vécu les esprits de ceux qui se firent les courageux champions de la satire, de la saine déraison, de l’extravagance, de l’âme décalée d’une aristocratie s’affirmant comme gardienne des rituels et savoirs du rire, ce rempart contre les dérives du temps.

« Apprenez donc, s’exclame ainsi le calottin du « Dialogue du Parnasse » en adressant la sentinelle du Palais des Muses, métaphore transparente de l’Académie française, que nous ne sommes pas des faquins, et que nous avons l’honneur être élite de ces aventuriers calottins qui depuis quelques années gratifient le public de leurs utiles productions. Oui, nous faisons la fortune des libraires, nous faisons seuls rouler les presses d’Amsterdam, de La Haye, de Paris. Nous sommes le corps de réserve d’Apollon, la gendarmerie de Minerve, les mousquetaires de Mercure, les dragons de Melpomène…9


Le Régiment de la Calotte ».












  1. « Eloge funèbre du Sieur de Torsac. »(Texte issu des « séances des Etats calottins »).
  2. « Oraison funèbre du général Aimon 1er. »(Texte issu des « séances des Etats calottins ».)
  3. « Oraison funèbre du général Aimon 1er. »(Texte issu des « séances des Etats calottins ».)
  4. Une des devises du régiment de la Calotte
  5. Bosc du Bouchet : « Le Conseil de Momus et la revue de son Régiment »
  6. Bosc du Bouchet : « La journée calottine ».
  7. « Compliment du Sieur de Saint-Martin au Roi de la part du Régiment de la calotte » («  les Nouvelles calottines. »)
  8. Voltaire concernant l’affaire Sémiramis
  9. Guyot Desfontaines : « Dialogue du Parnasse ».

La Quadrature du cercle

La quadrature du cercle.


! Il est des comportements si profondément ancrés en l’individu et, par conséquent
omniprésents dans les sociétés humaines, que l’Histoire pourrait être envisagée comme
une longue suite de tentatives pour, sinon les éradiquer, au moins les contraindre. Parmi
ces comportements, la violence a valeur d’emblème. Et les siècles de réflexion politique
qui nous précèdent sont les meilleures preuves de l’acharnement que nous avons mis en
oeuvre pour venir à bout de cette résurgence animale, pour s’arracher de la barbarie et
pour s’inféoder à la chaotique loi du plus fort. La quête de la paix, de la non-guerre, est
une tâche perpétuelle à laquelle nous avons dévolu plus d’ingéniosité, de temps et de
stratagèmes que nous ne l’avons fait pour aucun autre objectif et, paradoxalement, la
seule solution adéquate que nous ayons trouvé pour lutter efficacement contre la violence
est la violence elle-même. La violence s’apparente donc au pharmakôn grec, à la fois
poison et remède. Toutefois, en tant que remède, la violence se doit d’être prescrite par
des professionnels, dans des situations singulières et selon une posologie particulière si
l’on veut que son effet puisse être bénéfique. Ainsi, comment sommes-nous parvenu à
contraindre le chaos qu’est la violence, à le mettre en forme pour qu’il ne soit plus l’ennemi
de la civilisation, mais son garde-fou?
! «Contraindre son chaos à devenir forme (...) voilà la grande ambition!», s’exclame
Nietzsche à propos de la figure de l’artiste dans ses Fragments Posthumes. Si cette
formule s’adresse en première instance à l’artiste, comment ne pas l’étendre à d’autre
champ tant elle résonne comme un appel à la responsabilité de chacun et à la
canalisation de nos instincts? Comment ne pas la comprendre comme un cri d’amour
lancé à la civilisation? Toutefois, ce n’est pas sans raison que Nietzsche prononce cette
phrase à l’égard de l’artiste. En, effet, au lendemain de la guerre franco-prussienne dans
laquelle il s’est engagé en tant qu’infirmier volontaire, Friederich Nietzsche publie en 1871
sa première oeuvre, La Naissance de la tragédie, fruit de sa formation classique et
philologique qui sera le socle de l’ensemble de son Oeuvre. Dans cet ouvrage, le jeune
Nietzsche distingue deux composantes essentielles de la tragédie. D’un coté, la force
dionysiaque, instinctive, primitive, renvoie à la créativité pure et brute qui anime le
dramaturge. C’est la force bestiale, violente, chaotique. Seulement, pour qu’il y ait
tragédie, nous dit Nietzsche, il faut que la force apollinienne, beauté par essence, encadre
le dionysien, contraigne le chaos à devenir forme.
!
! En faisant un pas plus avant dans la réflexion, le philosophe nous dit donc à la fin
de sa vie que ces deux forces, dionysiaque et apollinienne, sont présentes dans le geste
créateur, mais il pose aussi comme constat, dès sa jeunesse, que la double force qui fait
le tragique est surtout importante dans l’oeuvre finale, à chaque fois qu’elle est jouée ou
lue, indépendamment de son auteur et du moment de sa création. De la sorte, l’histoire
d’une tragédie, le fond, montre les plus bas instincts de l’Homme. Guerres, parricides,
infanticides et autres trahisons ne sont-ils pas, en effet, les thèmes de prédilection des
tragédies classiques? Tant ils montrent sans pudeur la violence dont l’Homme est capable,
de tels spectacles auraient été conspués si ils n’avaient pas été ritualisés, si ils n’avaient
pas été emprunts d’un profond sens rituel. De fait, en ritualisant, en montrant l’interdit dans
un cadre particulier, le théâtre, et à un moment singulier, souvent lors des fêtes
religieuses, le spectacle prend un tour tout à fait unique, puisque c’est le moment ou
s’effectue la catharsis, la purification des spectateurs du fait même qu’ils sont confrontés à
leurs propres excès, à la violence et au chaos qui les habite. La guerre, chaotique par
essence, dionysiaque, est contrainte et mise en forme dans la tragédie, et devient ainsi
acceptable au sein d’une civilisation.
! Mais le temps des tragédies n’est plus. Non pas que la violence ait été éradiquée,
c’est simplement que ce chaos a été, à l’époque moderne, monopolisé par l’Etat, comme
la théorisé Hobbes et comme un témoigne ce qui prévaut désormais dans les Etats de
droit. Ce monopole de la violence échoit donc à la police et à l’armée, qui sont l’expression
de l’institutionnalisation de cette violence, afin qu’elle soit rendu acceptable au sein de la
civilisation et socialement utile. La violence a même été codifiée et normée, pensée
comme un simple «prolongement de la politique par d’autres moyens», d’après
Clausewitz. Ainsi, la guerre est-elle faite par des professionnels et dans un cadre juridique
précis. A défaut d’avoir éradiqué le chaos, la violence, l’armée l’a contraint à devenir
forme, conformément à ce que préconisait Nietzsche et à ce que la tragédie classique, art
suprême sil’en est, mit en oeuvre il y a des siècles au sein de la démocratie athénienne.
L’armée n’est donc rien de plus que la forme du chaos, le cadre de la violence qui permet
aux îlots de civilisations d’emmerger dans l’océan de la barbarie. Le rapport entre tragédie
et armée est donc extrêmement puissant puisque ce sont les expressions même de
l’institutionnalisation de la violence et donc de la sortie de l’Homme de la barbarie.

Hubert FAURE

Exposition virtuelle

Afin de présenter la superbe exposition virtuelle concernant la sanglante journée du 11 août 1674.

http://www.chateaudeseneffe.be/bataille_de_seneffe/FR/

Le duc d'Enghien sauvant son père, le Grand Condé à la bataille de Seneffe. Détail d'une toile de Bénigne Gagneraux au Musée des Beaux-Arts de Dijon.