La quadrature du cercle.
! Il est des comportements si profondément ancrés en l’individu et, par conséquent
omniprésents dans les sociétés humaines, que l’Histoire pourrait être envisagée comme
une longue suite de tentatives pour, sinon les éradiquer, au moins les contraindre. Parmi
ces comportements, la violence a valeur d’emblème. Et les siècles de réflexion politique
qui nous précèdent sont les meilleures preuves de l’acharnement que nous avons mis en
oeuvre pour venir à bout de cette résurgence animale, pour s’arracher de la barbarie et
pour s’inféoder à la chaotique loi du plus fort. La quête de la paix, de la non-guerre, est
une tâche perpétuelle à laquelle nous avons dévolu plus d’ingéniosité, de temps et de
stratagèmes que nous ne l’avons fait pour aucun autre objectif et, paradoxalement, la
seule solution adéquate que nous ayons trouvé pour lutter efficacement contre la violence
est la violence elle-même. La violence s’apparente donc au pharmakôn grec, à la fois
poison et remède. Toutefois, en tant que remède, la violence se doit d’être prescrite par
des professionnels, dans des situations singulières et selon une posologie particulière si
l’on veut que son effet puisse être bénéfique. Ainsi, comment sommes-nous parvenu à
contraindre le chaos qu’est la violence, à le mettre en forme pour qu’il ne soit plus l’ennemi
de la civilisation, mais son garde-fou?
! «Contraindre son chaos à devenir forme (...) voilà la grande ambition!», s’exclame
Nietzsche à propos de la figure de l’artiste dans ses Fragments Posthumes. Si cette
formule s’adresse en première instance à l’artiste, comment ne pas l’étendre à d’autre
champ tant elle résonne comme un appel à la responsabilité de chacun et à la
canalisation de nos instincts? Comment ne pas la comprendre comme un cri d’amour
lancé à la civilisation? Toutefois, ce n’est pas sans raison que Nietzsche prononce cette
phrase à l’égard de l’artiste. En, effet, au lendemain de la guerre franco-prussienne dans
laquelle il s’est engagé en tant qu’infirmier volontaire, Friederich Nietzsche publie en 1871
sa première oeuvre, La Naissance de la tragédie, fruit de sa formation classique et
philologique qui sera le socle de l’ensemble de son Oeuvre. Dans cet ouvrage, le jeune
Nietzsche distingue deux composantes essentielles de la tragédie. D’un coté, la force
dionysiaque, instinctive, primitive, renvoie à la créativité pure et brute qui anime le
dramaturge. C’est la force bestiale, violente, chaotique. Seulement, pour qu’il y ait
tragédie, nous dit Nietzsche, il faut que la force apollinienne, beauté par essence, encadre
le dionysien, contraigne le chaos à devenir forme.
!
! En faisant un pas plus avant dans la réflexion, le philosophe nous dit donc à la fin
de sa vie que ces deux forces, dionysiaque et apollinienne, sont présentes dans le geste
créateur, mais il pose aussi comme constat, dès sa jeunesse, que la double force qui fait
le tragique est surtout importante dans l’oeuvre finale, à chaque fois qu’elle est jouée ou
lue, indépendamment de son auteur et du moment de sa création. De la sorte, l’histoire
d’une tragédie, le fond, montre les plus bas instincts de l’Homme. Guerres, parricides,
infanticides et autres trahisons ne sont-ils pas, en effet, les thèmes de prédilection des
tragédies classiques? Tant ils montrent sans pudeur la violence dont l’Homme est capable,
de tels spectacles auraient été conspués si ils n’avaient pas été ritualisés, si ils n’avaient
pas été emprunts d’un profond sens rituel. De fait, en ritualisant, en montrant l’interdit dans
un cadre particulier, le théâtre, et à un moment singulier, souvent lors des fêtes
religieuses, le spectacle prend un tour tout à fait unique, puisque c’est le moment ou
s’effectue la catharsis, la purification des spectateurs du fait même qu’ils sont confrontés à
leurs propres excès, à la violence et au chaos qui les habite. La guerre, chaotique par
essence, dionysiaque, est contrainte et mise en forme dans la tragédie, et devient ainsi
acceptable au sein d’une civilisation.
! Mais le temps des tragédies n’est plus. Non pas que la violence ait été éradiquée,
c’est simplement que ce chaos a été, à l’époque moderne, monopolisé par l’Etat, comme
la théorisé Hobbes et comme un témoigne ce qui prévaut désormais dans les Etats de
droit. Ce monopole de la violence échoit donc à la police et à l’armée, qui sont l’expression
de l’institutionnalisation de cette violence, afin qu’elle soit rendu acceptable au sein de la
civilisation et socialement utile. La violence a même été codifiée et normée, pensée
comme un simple «prolongement de la politique par d’autres moyens», d’après
Clausewitz. Ainsi, la guerre est-elle faite par des professionnels et dans un cadre juridique
précis. A défaut d’avoir éradiqué le chaos, la violence, l’armée l’a contraint à devenir
forme, conformément à ce que préconisait Nietzsche et à ce que la tragédie classique, art
suprême sil’en est, mit en oeuvre il y a des siècles au sein de la démocratie athénienne.
L’armée n’est donc rien de plus que la forme du chaos, le cadre de la violence qui permet
aux îlots de civilisations d’emmerger dans l’océan de la barbarie. Le rapport entre tragédie
et armée est donc extrêmement puissant puisque ce sont les expressions même de
l’institutionnalisation de la violence et donc de la sortie de l’Homme de la barbarie.
Hubert FAURE
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